- BIODÉMOGRAPHIE - Logistique des populations naturelles
- BIODÉMOGRAPHIE - Logistique des populations naturellesLes populations naturelles sont des ensembles fluctuants d’individus de même espèce. Elles se développent et se déploient dans un espace écologique où elles côtoient une multitude d’autres espèces. De tels ensembles multispécifiques constituent des biocénoses. On peut s’intéresser aux caractéristiques générales de ces biocénoses, à leur richesse spécifique, à leurs variations dans l’espace et dans le temps. À ce niveau d’approche, où l’objet d’analyse est l’écosystème (la biocénose plus son environnement physicochimique), on perd de vue la spécificité de chaque population pour mettre l’accent sur les grands compartiments qui constituent l’organisation de base de l’écosystème. On parle de producteurs primaires, puis de consommateurs primaires, secondaires, tertiaires, ainsi que de décomposeurs, et l’on s’intéresse aux cycles de matière et aux flux d’énergie (cf. ÉCOLOGIE, ÉCOSYSTÈME). Les processus biodémographiques sont nécessairement négligés, tant sont nombreuses les populations qu’il faudrait prendre en compte, des micro-organismes aux vertébrés.Si l’on s’intéresse en revanche à une ou plusieurs espèces particulières, c’est-à-dire à des populations bien déterminées, il convient alors de réduire la biocénose à quelque chose de plus simple, de plus opérationnel par rapport aux questions que l’on se pose. On ne retiendra, de la multitude d’espèces qui composent la biocénose, que les éléments qui interviennent effectivement dans le fonctionnement et le devenir de la population étudiée. Dans cette perspective émerge un nouveau concept, celui de système population-environnement (fig. 1). Il nous permettra de poser l’ensemble des problèmes relatifs à la dynamique et à l’évolution des populations naturelles, avant de développer l’analyse autour de trois questions centrales: l’analyse démographique en écologie; la régulation des populations naturelles; les stratégies biodémographiques.1. Le système population- environnementPour l’écologiste, les populations sont des ensembles d’individus de même espèce. Considérées comme des unités biologiques fondamentales, elles sont caractérisées par une série de variables d’état telles que l’effectif (ou la densité), la structure spatiale (modalités de distribution des individus dans le milieu), la structure démographique (âge et sexe), la structure génétique (fréquences alléliques) et l’organisation sociale. Cependant, les populations naturelles ne sont pas des entités appréhendables isolément: elles s’insèrent dans un environnement avec lequel elles sont en étroite relation et dont elles dépendent. Ainsi, pour l’écologiste de populations, la véritable unité fonctionnelle est ce que divers auteurs ont appelé le système population-environnement. L’environnement dont il est question dans ce concept est défini par rapport à la population considérée, et non dans l’absolu. Il comprend: 1. le cadre climatique et physico-chimique où évolue la population, dans la mesure où celui-ci influe sur la dynamique de cette dernière; 2. d’autres populations qui représentent pour l’espèce en question soit des sources de nourriture, soit des ennemis (prédateurs et parasites; herbivores dans le cas des plantes), soit des compétiteurs qui peuvent entrer en concurrence avec elle pour l’exploitation de la nourriture ou l’utilisation de l’espace, soit enfin des espèces qui coopèrent avec elle pour assurer ou améliorer telle ou telle fonction (mutualisme, symbiose).La figure 1 donne, à titre d’exemple, une représentation très schématique d’un tel système population-environnement centré (par suite du choix de l’observateur) sur une espèce de lézard, Lacerta vivipara . Sur la toile de fond constituée par le cadre climatique, le système est composé de populations (cercles) en interactions (flèches). Insectivores opportunistes, les lézards sont en compétition avec d’autres espèces également insectivores, telles que des musaraignes. La dynamique de la population de lézards dépend évidemment de l’abondance de leurs proies et de celle des compétiteurs. Mais elle peut dépendre aussi de la pression exercée par certains prédateurs, tels que la vipère péliade ou divers oiseaux, ainsi que par des parasites (tiques), vecteurs éventuels de maladies.Enfin, il faut ajouter que, pour chaque individu de la population étudiée, les congénères constituent également une composante importante de son environnement. En d’autres termes, des processus intrinsèques à la population, tels que les comportements territoriaux, l’organisation sociale, la compétition intraspécifique pour la nourriture ou les partenaires sexuels, peuvent orienter sa propre dynamique (en limitant la densité par exemple).Il est clair que les caractéristiques des populations et leurs variations dépendent de toutes ces actions et interactions liées à l’«environnement» défini ci-dessus. La dynamique des processus démographiques résulte en effet, d’une part des propriétés des individus qui composent la population, d’autre part des propriétés de l’environnement. C’est cette analyse que schématise la figure 2. Elle met notamment en relief l’existence de rétroactions exercées par la population prise dans son ensemble sur les propriétés des individus qui la constituent comme sur celles de l’environnement. Cela veut dire que le système est capable d’autorégulation et d’évolution. Ainsi, lorsque les conditions climatiques sont particulièrement favorables, la mortalité diminue, la natalité augmente et la densité de la population s’accroît. Cet accroissement de densité peut affecter négativement le fonctionnement physiologique, le comportement ou les capacités démographiques (fécondité, probabilité de survie) des individus qui composent la population – par suite d’une augmentation des contacts agressifs entre individus ou de la compétition pour des ressources trophiques limitées (fig. 3). Il y a donc régulation de la densité par le jeu de mécanismes dont l’action dépend de la densité. Un aspect particulier de ces rétroactions est celui qui touche à des variations de la structure génétique de la population, c’est-à-dire qui affecte les «compétences» des individus à venir. Cela a été montré chez les campagnols où les variations cycliques de densité recouvrent des fluctuations de même périodicité (3-4 ans) de certaines fréquences alléliques – par suite de phénomènes d’émigration sélective (l’accroissement de densité provoquerait l’émigration préférentielle de certains génotypes). Naturellement, la rétroaction peut toucher l’environnement: un accroissement de densité d’une population de campagnols ou d’antilopes peut provoquer, par surpâturage, une dégradation du milieu végétal qui entraînera en retour une diminution de la fécondité et/ou un accroissement de la mortalité ou de l’émigration. Dans le cas d’espèces étroitement liées les unes aux autres (couple hôte-parasite, par exemple), il peut y avoir des variations interdépendantes réciproques de la structure génétique des populations en présence. On parle alors de coévolution.2. L’analyse démographiqueComme les populations humaines, les populations animales et végétales peuvent être analysées en termes démographiques. Il faut pour cela établir, à différentes périodes de temps, la taille de ces populations (effectif total ou densité par unité de surface ou de volume), l’âge des individus qui les composent et la fécondité des femelles des différentes classes d’âge. Les taux de mortalité spécialisés, c’est-à-dire spécifiques d’une classe d’âge donnée, peuvent être déduits par le calcul – quoiqu’il soit généralement très difficile, dans le cas des populations animales, de distinguer la mortalité vraie de la «mortalité locale», qui inclut l’émigration. Les techniques de marquage (taches colorées, bagues, amputations de phalanges, etc.), associées aux méthodes de capture-recapture, sont ici d’une très grande utilité.Les résultats de l’analyse démographique des populations naturelles sont résumés dans des tables de survie et de fécondité et peuvent être représentés graphiquement par des courbes de survie. On appelle courbe de survie la représentation graphique de l’évolution au cours du temps des effectifs d’une cohorte suivie depuis l’origine (naissance, éclosion au stade œuf, ponte) jusqu’au décès des derniers individus. Il est classique de reconnaître, à la suite de Pearl, trois types théoriques de courbes de survie [cf. ÉCOLOGIE] selon que l’effectif de la cohorte chute très tôt, très tard ou progressivement.En fait, les populations naturelles sont caractérisées par des courbes de survie intermédiaires (fig. 4). La plupart des cas peuvent être interprétés, au-delà de leur prodigieuse diversité, à travers une combinaison de trois phases distinctes: une phase juvénile, de durée relative très variable d’une espèce à l’autre, marquée par une forte mortalité généralement décroissante avec l’âge; une phase moyenne, qui couvre la majeure partie de la vie des individus, caractérisée par un taux de mortalité constant; enfin, une phase de sénescence, habituellement brève, caractérisée par une augmentation soudaine du taux de mortalité. L’importance relative de la première phase dans la physionomie générale de la courbe dépend largement de la biologie reproductive des espèces: oviparité ou viviparité, existence ou non d’un stade larvaire libre, présence ou non de soins parentaux, et de l’origine choisie pour dresser la courbe (stade œuf ou graine, ou bien stade nouveau-né). Enfin, chez une même espèce et parfois une même population locale, le profil de la courbe peut varier selon les générations considérées et les conditions de milieu. L’espèce humaine en est un excellent exemple!3. Limitations et régulation des populations naturellesL’effectif des populations naturelles fluctue dans l’espace et dans le temps. Dans beaucoup de cas, ces variations paraissent modérées relativement aux capacités de multiplication des espèces. Aussi, très tôt, s’est développée l’idée que les effectifs des populations naturelles étaient ajustés à la capacité limite du milieu grâce à des processus de régulation. La proposition fondamentale de cette théorie est qu’une population ne peut être en équilibre avec son milieu que si sa croissance dépend de sa densité, ce que traduit en termes mathématiques simples l’équation logistique de Verhulst.La régulation densité-dépendanteDans la perspective ci-dessus, admettant que les effets des facteurs physiques et climatiques ne dépendent pas de la densité, s’est développé un premier courant de pensée autour de l’idée que les populations naturelles sont régulées par des facteurs biotiques dont l’action dépend de la densité. Le principal mécanisme de réglage de la densité serait la compétition intraspécifique (Nicholson, 1933, 1954; Smith, 1935), le facteur limitant étant généralement la quantité de nourriture disponible (Lack, 1954). À ce sujet s’est engagée une polémique entre Lack et Wynne-Edwards (1962). Wynne-Edwards admet que la nourriture est bien, en général, le «facteur ultime» qui limite la taille des populations animales, mais il soutient que la concurrence directe pour la nourriture, avec les risques qu’elle comporte d’extinction de la population par famine massive et destruction du milieu consécutivement à la surexploitation des ressources, est toutefois habituellement évitée. Au cours de l’évolution s’y serait substituée une concurrence pour des «motifs conventionnels» tels que l’acquisition d’un territoire ou d’un rang social. Beaucoup de parades sociales auraient ainsi une valeur épidéictique, informant les individus du niveau de densité et permettant en retour le maintien ou la restauration de l’équilibre entre la population et les ressources offertes. De nombreuses observations, notamment chez les vertébrés, étayent l’hypothèse d’une telle régulation éco-éthologique des effectifs chez certaines populations animales; en outre, contrairement à ce qui a été dit parfois, cette hypothèse peut s’appliquer aussi à divers invertébrés. Ainsi, certains insectes auraient développé des mécanismes physiologiques et éthologiques dépendant de la densité, qui minimiseraient les risques d’extinction par famine – l’émigration étant, comme chez les vertébrés, le processus régulateur le plus fréquent. Par exemple, Clark (1949) a montré que les émigrations massives du criquet Chortoicetes terminifera , induites par l’accroissement de la densité, survenaient avant l’épuisement des ressources, ce qui augmente évidemment les chances de survie, et des individus qui partent et de ceux qui restent.Il faut noter que la contribution de Wynne-Edwards, qui attache de l’importance à la structure de la population considérée et aux comportements des différents types d’individus qu’elle renferme, a ouvert la voie à une théorie plus générale de la régulation des populations.La compétition intraspécifiqueL’effet ultime de la compétition est une diminution de la contribution des individus affectés à la génération suivante, par suite d’une baisse de fécondité ou de survie (ou des deux). De nombreux travaux expérimentaux ont décrit les effets précis que la compétition intraspécifique – c’est-à-dire la densité – pouvait avoir sur la quantité et la qualité des individus dans les populations naturelles. Les études réalisées avec des plantes sont particulièrement exemplaires. Palmblad (1968) a ainsi étudié deux espèces annuelles – Capsella bursapastoris et Conyza canadensis – et une espèce pérenne, Plantago major (tabl. 1). Chaque espèce était semée en conditions contrôlées sur une large gamme de densités: 1, 5, 50, 100 et 200 graines par lot. Chez les trois espèces, la compétition a exercé ses effets densité-dépendants sur les proportions d’individus qui germent, qui survivent et qui se reproduisent. Au niveau de la reproduction, on relève une très grande plasticité de réponse, très commune chez les plantes comme chez beaucoup d’animaux. Ainsi, dans la cas présent, le nombre de graines produites a varié sur une gamme de 1 à 200 chez le plantain et de 1 à 100 chez les deux autres espèces. Mais la compétition intraspécifique ne conduit pas seulement à des changements quantitatifs, tels que le nombre des individus survivant dans les populations, mais aussi à des changements qualitatifs qui affectent ces survivants et leurs performances. Dans les expériences de Palmblad, ces changements qualitatifs ne se limitent pas à la production moyenne de graines par plante. De fait, en dépit de la variation considérable de la densité des plantes survivantes, le poids sec total pour chaque espèce, après une augmentation initiale, reste remarquablement constant. En d’autres termes, aux densités élevées, les individus plantes sont plus petits. Cette plasticité de la réponse de croissance des plantes à la compétition intraspécifique, qui compense les différences de densité de sorte que la production finale est inchangée, est si commune que, pour la décrire, on parle de «loi de la récolte finale constante». Ainsi, les tendances régulatrices de la compétition intraspécifique sont clairement démontrées: en dépit d’un accroissement de 200 fois des densités de semis, la gamme des productions de graines a varié seulement de 1,4 fois chez Capsella bursa-pastoris , de 2,9 fois chez Plantago major et de 1,7 fois chez Conyza canadensis .Fluctuabilité des populations naturellesEn réaction contre les théoriciens de la régulation densité-dépendante, divers entomologistes «empiriques», tels Bodenheimer et Uvarov, soulignèrent dans les années 1920 à 1930 la primauté des facteurs physiques, notamment climatiques, dans les fluctuations d’abondance de nombreux insectes. Ce point de vue fut repris et précisé par Andrewartha et Birch (1954), au moment même où Lack (1954) donnait un nouvel élan, décisif semble-t-il, à la théorie opposée.La question était posée de la généralité, sinon de la réalité de la régulation des populations naturelles. Ne peut-on admettre en effet qu’il existe, à côté de populations dont les effectifs seraient réglés par des processus dépendant de la densité, des populations instables, soumises aux aléas de leur environnement physique et climatique?Que sait-on réellement de la fréquence et de l’ampleur de la variabilité des effectifs dans les populations naturelles? Connell et Sousa (1983) ont tenté de répondre à cette question. Afin de rendre comparables les données relatives à des organismes de longévité très différente, ils ramènent tous les résultats à une même échelle de temps: la durée de génération. Trois tendances générales se dégagent de leur analyse, qui, soulignons-le, ne porte que sur 73 espèces (fig. 5): 1. il n’y a pas de coupure nette qui permettrait d’opposer des espèces à haute variabilité temporelle à des espèces relativement stables; 2. la variabilité est assez fréquemment plutôt élevée et il n’y a pas de différence significative entre espèces annuelles et espèces pérennes; 3. les vertébrés, dans l’ensemble, ne sont pas caractérisés par des populations plus stables que les invertébrés terrestres.Ces conclusions, obtenues à partir d’un échantillon très réduit, ne peuvent être tenues pour définitives.À propos des populations d’insectes phytophages, Strong, Lawton et Southwood (1984) font bien apparaître l’extrême instabilité de quelques-unes d’entre elles. Ainsi, l’abondance des chenilles de Dendrolimus pini a varié de l’ordre de 200 000 fois sur 60 générations suivies dans des forêts de pins en Allemagne. Cependant, la plupart des espèces fluctuent beaucoup moins, quoiqu’elles ne paraissent pas étroitement régulées. L’analyse détaillée des tables de vie de ces espèces a toutefois permis de détecter des phénomènes dépendant de la densité dans 19 cas sur 31, et ce sont les ennemis naturels (prédation, parasitisme et maladies) qui apparaissent comme les agents les plus fréquents de régulation.Le rôle de la diversité et de l’hétérogénéité des populations dans la stabilisation des fluctuations de densitésL’hétérogénéité et la variabilité propres aux conditions naturelles d’existence des populations animales ont généralement été négligées, quand elles n’étaient pas rejetées comme des «bruits» masquant «l’information» (les lois de fonctionnement). Partant d’une telle constatation, Den Boer (1968, 1970) souligne que ces prétendus bruits sont une caractéristique fondamentale des systèmes écologiques et qu’ils doivent, à ce titre, être nécessairement pris en considération lorsqu’on se propose d’expliquer le fonctionnement de ces derniers. Il forge alors le concept d’étalement des risques (spreading of risk ).De multiples sources de diversité et d’hétérogénéité contribuent à «étaler les risques» d’extinction des populations naturelles: au niveau des populations avec les diversités démographique (classes d’âge différentes), phénotypique et génétique; au niveau des communautés plurispécifiques avec la variabilité spatio-temporelle des structures taxinomiques et des relations interspécifiques; au niveau du milieu avec la structure en mosaïque de l’habitat et la diversité des microclimats.Ces multiples causes d’hétérogénéité et de diversité confèrent au système population-environnement, ainsi diversifié en sous-ensembles doués d’aptitudes écologiques variées, une grande souplesse adaptative. Il est évident que l’amplitude des fluctuations d’effectifs de la population sera d’autant plus diminuée que sera grand le nombre de groupes (phénotypes, génotypes, classes d’âge), de subdivisions du milieu et de «sous-populations» entre lesquels les risques seront partagés. Cet effet de stabilisation sera d’autant plus marqué que seront importantes la richesse et la diversité spécifiques de la biocénose considérée. Den Boer propose l’emploi du mot «stabilisation» pour désigner cet effet tampon sur les fluctuations numériques, sans préjuger en rien les mécanismes en cause. Cette stabilisation peut faire intervenir des processus densité-dépendants (on parlera alors de régulation) mais aussi des processus stochastiques.Le problème de la régulation des effectifs des populations naturelles ne saurait donc se réduire à une interprétation unique. Se dessine aujourd’hui la nécessité d’une approche globale de la population dans son environnement, c’est-à-dire du système population-environnement avec la complexité de ses relations internes.Quant aux facteurs de régulation, ils ne sauraient se réduire à la seule compétition intraspécifique. Outre que celle-ci oblige à prendre en compte la structure interne propre à la population en cause, avec la diversité intrinsèque des individus qui la composent et l’hétérogénéité spatio-temporelle du contexte écologique, il convient également d’accorder davantage d’attention au rôle des parasites et des prédateurs, trop négligé dans la plupart des approches théoriques qui ont été développées. Il est probable en effet que les consommateurs primaires, qu’il s’agisse d’insectes phytophages ou de mammifères herbivores (fig. 6), seraient plutôt régulés par les prédateurs tandis que la compétition pour la nourriture serait plus fréquente chez les carnivores.En conclusion, après plusieurs décennies de polémique stérile, qui virent s’opposer les partisans d’une régulation de type cybernétique des effectifs des populations et ceux de la simple limitation par des catastrophes physiques, s’ébauche peu à peu depuis les années 1960 une théorie générale cohérente de la limitation et de la stabilisation des populations naturelles. Cela suppose toutefois l’élaboration d’une classification exhaustive des types de systèmes population-environnement. La théorie des stratégies démographiques, qui s’intéresse, dans une perspective évolutionniste, à l’adaptation des profils démographiques des populations à leur environnement, devrait constituer l’ossature d’une telle classification.4. Stratégies adaptativesLe concept de stratégie en écologieLe cycle de vie des organismes résulte d’un ensemble de traits qui contribuent à leur survie et leur reproduction, donc à leur valeur sélective (fitness darwinienne). Aussi l’analyse de tels assemblages de caractères – morphologiques, physiologiques, éthologiques, écologiques et démographiques – est-elle de première importance en biologie évolutive. Ces combinaisons complexes de caractères ont été appelées, dans une perspective évolutionniste, «stratégies» ou «tactiques»: réunissant des traits qui fonctionnent ensemble et coévoluent, elles traduisent l’adaptation des populations à leur environnement.D’une manière très générale, on peut dire qu’une stratégie, pour un être vivant, est, dans une situation donnée, un type de réponse ou de performance parmi une série de possibilités. Implicitement, on admet l’existence de contraintes, externes ou internes, ainsi que celle de choix, de compromis. En effet, pour survivre et se reproduire, tout être vivant a besoin de matière et d’énergie qu’il lui faut répartir entre ses différentes fonctions essentielles. Par suite de contraintes diverses (abondance et capturabilité des proies, temps nécessaire à la recherche et l’ingestion de celles-ci, etc.), la quantité d’énergie disponible est limitée. Par conséquent, accroître l’allocation d’énergie à la reproduction, par exemple, équivaut à réduire l’énergie disponible pour la croissance ou les dépenses d’entretien. Il y a donc nécessité de «choix». D’un point de vue évolutionniste, on considère que la sélection naturelle devrait favoriser les génotypes qui, entre les multiples compromis (= stratégies) possibles, adoptent ceux qui leur confèrent de génération en génération le taux de multiplication (valeur sélective) le plus élevé possible. La solution optimale dépend des contraintes qui s’exercent au sein du système population-environnement en question, c’est-à-dire de la nature des pressions sélectives qui pèsent sur la dynamique de la population considérée: imprévisibilité des conditions climatiques ou des ressources, prédation affectant ou non tous les stades de développement, compétition intra- ou interspécifique, etc. Quoi qu’il en soit, le résultat d’une telle allocation optimale des ressources entre les diverses fonctions vitales de l’organisme se traduit par un profil biologique et démographique caractéristique, défini par un ensemble de traits tels que l’âge et la taille à la première reproduction, les taux de fécondité et de mortalité spécifiques de chaque classe d’âge, le type d’organisation sociale, etc. Ce profil biodémographique est donc l’expression globale de l’adaptation de l’organisme à son environnement. On parlera de stratégie adaptative, ou de stratégie démographique – pour souligner la dimension démographique des caractères en cause –, voire de stratégie biodémographique – pour rappeler la signification globale de celle-ci (traits démographiques mais aussi éthologiques, morphologiques).Ce concept associe donc deux idées essentielles: 1. que les différentes variables qui composent les profils biodémographiques sont, ou peuvent être, interdépendantes; 2. que l’ajustement entre le profil biodémographique et l’environnement résulte du jeu de la sélection naturelle et implique une tendance à l’optimisation de la valeur sélective des organismes.En d’autres termes, cela veut dire que l’on admet, d’une part, que les profils biodémographiques répondent à des contraintes internes et externes telles qu’ils traduisent nécessairement une solution d’équilibre et de compromis et, d’autre part, que ces solutions d’équilibre, ou les conditions d’expression de ces solutions, sont déterminées génétiquement.Contraintes et compromisL’idée de contrainte rappelle ici que tout n’est pas possible pour un type d’organisme donné, compte tenu des pressions qui s’exercent sur lui et de sa structure propre (morphologie, taille, inertie phylétique). Chez les espèces ovipares (poissons, amphibiens, etc.) qui, à chaque ponte, produisent leurs œufs simultanément, la biomasse reproductive sera limitée, contrainte par la capacité abdominale. Cela explique probablement que l’on puisse observer, entre diverses espèces d’anoures tropicaux de familles très différentes, une même relation générale entre le volume des pontes et la longueur moyenne des femelles (fig. 7). Cependant, au-delà de cette contrainte générale, diverses solutions sont possibles, puisque la même biomasse peut être répartie entre un nombre variable d’œufs, d’autant plus élevé que ceux-ci seront petits. Il peut être avantageux de produire de gros œufs si ceux-là donnent naissance à des jeunes plus viables (ayant un avantage compétitif pour l’exploitation des ressources ou évitant mieux les prédateurs), la valeur sélective dépendant en définitive du nombre de descendants susceptibles de se reproduire à leur tour. Il y a donc nécessité de compromis entre le nombre et la taille des œufs. Les choix retenus par la sélection naturelle dépendront des pressions qui s’exercent dans le cadre de chaque système population-environnement considéré et compte tenu des contraintes propres à chaque type d’organisme. Ainsi, grâce à leur aptitude à s’affranchir du milieu aquatique, les femelles du petit crapaud africain Arthroleptis poecilonotus pourront coloniser des espaces privés d’eau libre et produiront des œufs relativement gros mais en moins grand nombre que les espèces de Phrynobatrachus de taille similaire qui pondent dans les flaques d’eau et autres bassins temporaires (fig. 8).Étant donné l’importance de la reproduction pour la valeur sélective des organismes, une grande attention a été portée à l’effort relatif consenti par ceux-là pour les activités de reproduction. Williams (1966) a proposé le concept d’«effort de reproduction», qu’il suggère de mesurer par la fraction de son budget énergétique que l’organisme alloue à la reproduction. Ce concept débouche sur la notion de «coût de reproduction», qui relie l’effort de reproduction aux autres performances de l’organisme, croissance et survie notamment.Le coût de la reproductionLa nécessité d’un coût, du point de vue théorique, est la conséquence logique et nécessaire du fait que l’organisme est un système contraint. Si deux (ou plusieurs) attributs biodémographiques sont en compétition pour se partager une même quantité limitée de ressources, il sera impossible en effet de les maximiser simultanément, les gains accordés à l’un se traduisant par une perte pour l’autre. On distingue habituellement deux sortes de coût de reproduction (Calow, 1977, 1979).Tout d’abord, la reproduction peut drainer de l’énergie et des nutriments de telle sorte que ceux-ci ne peuvent être complètement restaurés avant la tentative de reproduction suivante: c’est le coût en fécondité, qui se traduit par une corrélation négative entre la fécondité actuelle et la fécondité future. Ce phénomène est vraisemblable chez les organismes dont la reproduction est limitée par la quantité de nourriture disponible. En outre, il a été montré chez beaucoup d’espèces, animales et végétales, que la reproduction inhibait la croissance. Aussi, parce qu’il existe, chez de très nombreuses espèces, une relation étroite entre la fécondité (nombre d’œufs par ponte) et la taille des femelles, cela peut se traduire par une diminution de la reproduction future. Cela a été décrit chez des bivalves, des crustacés, des poissons et des plantes herbacées pérennes. Ainsi, chez le cloporte Armadillidium vulgare , Lawlor a montré que l’engagement de dépenses reproductives se traduisait essentiellement par une forte diminution de l’énergie allouée à la croissance (tabl. 2).La seconde source de coût est le risque associé aux activités de reproduction, conduisant à une corrélation négative entre reproduction et survie: c’est le coût en survie. Divers exemples étayent cette hypothèse (fig. 9), même s’il est vrai que, dans l’ensemble, l’information actuellement disponible sur ce point reste largement anecdotique (Bell et Koufopanou, 1985). On conçoit bien sûr que des activités telles que la garde du nid chez les poissons ou les parades de distraction chez les oiseaux comportent des risques. Le recours à l’expérimentation a apporté des résultats contradictoires. En comparant la longévité d’individus ayant eu la possibilité de se reproduire à celle d’individus témoins, privés de cette possibilité, il a été montré que les premiers souffraient généralement d’une réduction de longévité chez les invertébrés étudiés, mais pas chez les vertébrés (Bell et Koufopanou, 1985). Particulièrement probants dans ce domaine sont les travaux réalisés chez des petits crustacés, qui mettent bien en évidence le rôle et le mode d’action des prédateurs dans le coût en survie de la reproduction. Ainsi, Koufopanou et Bell (1984) ont montré, avec des femelles ovigères et non ovigères de Daphnia de tailles équivalentes, que les prédateurs de petite taille tels que les épinoches avaient une nette préférence pour les femelles ovigères. Des nombres identiques de femelles ovigères et non ovigères étaient exposées aux prédateurs jusqu’à ce que la moitié d’entre elles aient été consommées. En 35 essais impliquant 1 780 femelles, le taux de survie des femelles non ovigères était de 0,590, tandis que celui des femelles ovigères était de 0,446, le fait de porter des œufs induisant donc un accroissement de mortalité d’environ 35 p. 100.Stratégie r et stratégie KAu-delà de la prodigieuse diversité des cycles de vie des espèces animales et végétales, divers auteurs ont tenté de distinguer quelques grands types, de définir quelques modèles généraux. L’initiative la plus marquante dans ce domaine a été celle de l’écologiste américain Robert MacArthur.Partant de l’hypothèse que l’équation logistique de Verhulst rend correctement compte de la croissance numérique des populations naturelles, MacArthur (1962) et MacArthur et Wilson (1967) ont distingué, sur la base d’un modèle de compétition entre génotypes, deux types de sélection: la sélection r , qui s’exerce dans les populations à basse densité et promeut un taux de multiplication aussi élevé que possible (maximisation de r ), et la sélection K , qui prévaut en conditions de densités élevées et favorise une meilleure conversion des ressources trophiques en descendants (maximisation de K ).Ce sens premier de la terminologie r -K a été clairement résumé graphiquement par MacArthur dans son dernier ouvrage (Geographical Ecology , 1972), graphique qui souligne l’idée que les génotypes K ont, à basse densité, une capacité d’accroissement moindre que les génotypes r , mais que l’inverse est vrai à haute densité (fig. 10).Cette première version du modèle de MacArthur et Wilson s’est vue doublée parallèlement par deux autres types de définitions, qui correspondent déjà à un élargissement d’emploi mais dont la légitimité n’a pas été contestée par MacArthur, probablement parce qu’elles mettent l’accent sur deux idées sous-jacentes au contexte écologique qui a présidé à la formalisation du modèle: l’idée de densité-dépendance, d’une part, et celle de stabilité versus instabilité du milieu comme régime sélectif, d’autre part. Cette problématique élargie est brièvement résumée dans le graphique de la figure 11. Il aboutit à l’identification de deux types opposés de stratégies, la stratégie r et la stratégie K . Sont ainsi distingués le cas des populations en expansion, dont la valeur sélective est mesurée par r m , et celui des populations stationnaires de milieux saturés, dont la valeur sélective est représentée par K . Dans le premier cas l’emportent les génotypes les plus productifs, même gaspilleurs, par le jeu d’une sélection indépendante de la densité (maximisation de r m ). Dans le second cas au contraire, où opère une sélection dépendant de la densité (la sélection K ), sont favorisés les génotypes les plus efficients, c’est-à-dire ceux qui convertissent la nourriture en nouveaux reproducteurs avec le meilleur rendement (maximisation de K ). Un exemple illustrera la pertinence de cette analyse.Law et ses collaborateurs (1977) ont étudié, dans des conditions identiques de culture, les caractéristiques démographiques d’échantillons issus de graines provenant de 28 populations anglaises de pâturins Poa annua , les unes de parcelles perturbées soumises à une sélection indépendante de la densité (on parlera de populations opportunistes), les autres de prairies permanentes soumises à une sélection dépendante de la densité.Les principaux résultats sont les suivants:1. concentrée sur le premier printemps dans le cas des plantes opportunistes, la période de reproduction est étalée sur deux saisons dans le cas des plantes de prairies permanentes;2. ces dernières bénéficient d’une croissance végétative plus importante et ont des tiges plus hautes et plus épaisses que les plantes opportunistes;3. bien que la distribution des taux finis d’accroissement couvre la même gamme dans les deux cas, les plantes opportunistes ont une moyenne plus élevée que celles de prairie permanente.Les auteurs soulignent que la différence principale dans le régime sélectif entre les deux lots réside dans le fait que les risques de mortalité sont indépendants de l’âge dans les parcelles perturbées, tandis qu’ils sont plus élevés au début de la vie dans les prairies permanentes. Ainsi, il apparaît que le premier type de risques sélectionne les génotypes à reproduction précoce, ce qui confère un taux de croissance élevé, tandis que le second favorise les génotypes à reproduction différée – ce qui permet une croissance végétative plus importante mais contribue à diminuer le taux fini d’accroissement. Les différences observées dans cette étude, qui s’accordent avec les prévisions de la théorie r /K , peuvent être imputées à des différences génétiques puisque les conditions environnementales étaient identiques.Vers un élargissement de la théorieVingt ans après, l’apport essentiel à la théorie r /K , outre le fait d’avoir ouvert un champ de recherche particulièrement fécond à l’interface de la génétique des populations et de l’écologie, reste le concept de sélection K , à condition d’être précis sur l’emploi de l’expression: «La sélection K est une sélection qui se produit à densité élevée et qui provoque un accroissement de la taille de population à l’équilibre» (Boyce, 1984). Son insuffisance principale réside d’une part dans sa nature essentiellement bipolaire, d’autre part dans le caractère écologiquement vague du concept de sélection r (n’y a-t-il pas lieu de distinguer ici, par exemple, entre les effets de la prédation et ceux de l’imprévisibilité des conditions climatiques?). En d’autres termes, la typologie r /K ne permet pas de rendre pleinement compte de la complexité de la dynamique évolutive des systèmes population-environnement en cause. Pour suppléer à ces insuffisances, Grime (1977) a proposé un autre modèle. En considérant les effets sélectifs de deux types d’action de l’environnement, la contrainte – toute force externe limitant la production de matière sèche – et la perturbation – toute cause de destruction de biomasse –, Grime distingue, chez les plantes vasculaires, trois types de stratégies impliquant l’intervention de trois modes de sélection: la sélection C pour une aptitude à la concurrence, qui favorise les caractéristiques maximisant la croissance en condition de haute productivité; la sélection S, qui entraîne des réductions à la fois de la vigueur végétative et de la vigueur reproductive; la sélection R, qui, en environnements perturbés mais partiellement productifs, confère durée de vie courte et production de graines élevée.D’une manière générale, l’élargissement de la théorie dans ce domaine de l’écologie évolutive passe par un retour à une double démarche, qui s’articule autour de deux types de questions et d’approches complémentaires.À partir de corrélations observées entre des profils démographiques ou tel ou tel sous-ensemble de ceux-ci (modalités de la reproduction, comportement de chasse, etc.) et des environnements donnés, il s’agit de dégager les pressions sélectives impliquées dans le façonnement de ces profils, c’est-à-dire d’établir par rapport à quels facteurs écologiques les ensembles de caractères observés sont mieux adaptés que d’autres et pourquoi.À cette approche a posteriori, qui procède d’une attitude naturaliste profondément inscrite dans les origines et la tradition de cette science, répond une approche a priori, qui s’appuie sur la théorie de l’optimisation et qui se veut prédictive.Pour un environnement écologique donné, caractérisé par tel ou tel système de facteurs écologiques (forte pression de prédation, imprévisibilité climatique, etc.), il s’agit de dégager des hypothèses quant aux caractères démographiques ou biologiques qu’il est susceptible de favoriser.Enfin, de nouvelles perspectives sont ouvertes par l’introduction du concept de stratégie évolutivement stable ou E.S.S.: une stratégie est une E.S.S. si, une fois adoptée par la plupart des membres d’une population, elle ne peut être refoulée par l’expansion d’une nouvelle stratégie. Les E.S.S. sont des stratégies robustes vis-à-vis de mutants adoptant des stratégies alternatives (Maynard-Smith, 1977).Ce concept, qui souligne que la valeur sélective d’une stratégie peut dépendre de celle adoptée par d’autres individus, est analogue, sur le plan génétique, à celui de sélection fréquence-dépendante. Il paraît très opérationnel dans l’approche évolutionniste des comportements grâce à l’application de la théorie des jeux (Maynard-Smith, 1982).
Encyclopédie Universelle. 2012.